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Guerre en Ukraine : « Un geste fort pourrait être de livrer une cinquantaine de chars Leclerc »

The recent Ukrainian offensive successes have reopened the debate on weapon delivery to Ukraine. However, European armies are sometimes reluctant because their stocks are limited. In this op-ed, Pierre Haroche argues that increasing French arms deliveries to Ukraine would be beneficial from a military point of view but also in diplomatic and industrial terms.
 
Pierre Haroche will soon join QMUL as a Lecturer in International Relations and International Security. He is currently Research Fellow in European Security at the Institute for Strategic Research (IRSEM, Paris). He is a graduate of the École Normale Supérieure (Paris) and received his PhD in Political Science from Paris 1 Panthéon-Sorbonne University. His research focuses on European defence cooperation. Before joining IRSEM, he taught at King's College London and Paris 1 Panthéon-Sorbonne University. He has published in particular in the Journal of European Public Policy, Survival and European Security.
This article was first published in Le Monde on 20 September 2022.
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La double offensive ukrainienne dans les régions de Kherson, dans le Sud, et de Kharkiv, dans l’Est, transforme la façon dont Américains et Européens envisagent le soutien militaire à l’Ukraine. Dans les premières semaines de la guerre, certains experts craignaient que l’aide militaire s’avère inutile dans la mesure où les Ukrainiens étaient condamnés à la défaite. Pire,

livrer des armes, c’était prendre le risque de les voir rapidement tomber aux mains de trafiquants ou de criminels, à la faveur de la déroute ukrainienne. Surtout, de nombreux décideurs occidentaux redoutaient que les livraisons d’armes lourdes ne fassent que prolonger la guerre et son lot de souffrances, sans pour autant en changer l’issue.

Aujourd’hui, tous ces calculs sont renversés. Non seulement il est clair que l’aide occidentale est rentable militairement car les forces ukrainiennes savent parfaitement en tirer parti, mais la rapidité de l’offensive sur Kharkiv laisse désormais penser que le meilleur moyen de mettre un terme à cette guerre est d’accélérer le mouvement vers la victoire de l’Ukraine. Dans ce contexte, où en est la France ? Si la livraison de 18 canons Caesar a été très médiatisée, et appréciée sur place, les statistiques du Kiel Institute for the World Economy placent notre pays en queue de peloton. Quand le soutien français à l’Ukraine est évalué à 233 millions d’euros, les Etats-Unis mettent sur la table 25 milliards d’euros, le Royaume-Uni 4 milliards, la Pologne 1,8 milliard et l’Allemagne 1,2 milliard. Même des petits pays comme l’Estonie et la Lettonie affichent des chiffres supérieurs à ceux investis par la France.

La réticence française peut se comprendre. Certes, l’Ukraine a besoin d’armes, mais les stocks français sont limités et le contexte actuel incite les militaires français à chercher à les renforcer, pas à les vider. Cependant, cette frilosité devrait être dépassée pour des raisons aussi bien militaires que diplomatiques et industrielles.

Entretenir le mythe

 D’un point de vue militaire, des armes lourdes comme le canon Caesar ou le char Leclerc font surtout la différence dans le combat de haute intensité. Alors qu’elles peuvent jouer un rôle crucial entre les mains des Ukrainiens, elles ne manqueraient pas cruellement aux forces françaises engagées au Sahel, où l’accent est plutôt mis sur la légèreté et la mobilité, via l’usage d’hélicoptères par exemple. Mieux : tant que les Russes sont tenus en échec en Ukraine, nous avons d’autant moins de risque d’avoir à les affronter directement plus près de nos frontières, ce qui nous laisse le temps de reconstituer nos stocks. Livrer nos armes aux Ukrainiens est donc le meilleur usage que nous puissions en faire, y compris pour notre propre sécurité.

D’un point de vue diplomatique, la faiblesse relative du soutien militaire français tend à affaiblir la crédibilité de notre pays auprès de nos partenaires, en particulier en Europe de l’Est. Elle contribue à entretenir le mythe selon lequel les dirigeants français seraient en fait ambigus voire complaisants à l’égard de la Russie. Cette perception pose problème car la France a de grandes ambitions en matière de défense européenne. Elle soutient notamment les efforts de la Commission européenne qui visent à subventionner les acquisitions conjointes de matériel militaire entre plusieurs Etats membres, en vue de favoriser une convergence des industries de défense et des armées européennes. Beaucoup d’Etats d’Europe centrale et orientale sont a priori intéressés par un renforcement de la défense européenne mais se demandent si la France est un partenaire fiable face à la Russie. N’est-il pas plus prudent de coopérer surtout avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui se sont engagés beaucoup plus fortement en faveur de l’Ukraine ? Dans ces conditions, augmenter significativement les livraisons d’armes françaises enverrait un signal politique fort et pourrait donner un nouveau souffle aux projets européens portés par la France.

Expérience unique de combats

D’un point de vue industriel, enfin, même en adoptant une vision étroitement nationale des intérêts français, les livraisons d’armes à l’Ukraine pourraient être envisagées comme un investissement rentable. A court terme, l’exposition médiatique des armes qui permettent aux Ukrainiens de tenir tête aux Russes constitue une publicité sans équivalent, qui ouvre des perspectives d’exportation nouvelles. Depuis leur emploi en Ukraine, les canons Caesar ont déjà suscité l’intérêt des armées lituanienne et espagnole.

Mais à plus long terme, surtout : il est possible que l’armée ukrainienne devienne, à l’issue de cette guerre, l’une des plus puissantes armées de terre d’Europe. Non seulement parce que l’Ukraine sera fortement incitée à entretenir d’importants moyens militaires capables de dissuader définitivement la Russie, avec le soutien de l’aide internationale ; mais aussi parce que les forces armées ukrainiennes seront fortes d’une expérience unique de combats de haute intensité qui ont déjà largement illustré leurs talents. L’Ukraine deviendra alors un acheteur d’armes incontournable et elle se tournera naturellement vers les équipements que ses soldats connaissent et ont déjà éprouvés au combat. En livrant des armes, ou en formant 10 000 soldats ukrainiens, comme le font aujourd’hui les Britanniques, nos alliés préparent aussi discrètement leurs exportations de demain. Il serait regrettable que les technologies françaises ne soient pas à ce rendez-vous.

Aujourd’hui, alors que l’Ukraine part à l’offensive, le débat sur l’opportunité de livrer des chars refait surface. Les Américains y pensent, les Allemands hésitent. Pour la France, un geste fort pourrait être de livrer une cinquantaine de chars Leclerc, tout en prenant en charge la formation des militaires ukrainiens. Pour ces chars, pensés dès leur conception en vue d’affronter l’armée russe, quel meilleur destin que d’entrer en libérateurs dans des villes débarrassées de leurs occupants, à l’image du maréchal du même nom ?

 

 

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